Evelyne Allmendinger – Professeur d’anatomie et de l’analyse fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dansé (AFCMD)
Dans son exposé de démonstration, Evelyne Allmendinger a partagé les principes et les techniques d’analyse fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dansé » développé par le Centre National de la Danse de Paris, qui s’applique aussi bien aux danseurs qu’aux musiciens.
Introduction
En 1760, le maître de ballet Jean-Georges Noverre écrivait déjà sur l’importance de la compréhension de l’anatomie et de l’analyse des mouvements du corps, considérant ceci comme un atout majeur dans l’évolution de la formation en danse, dans ses aspects techniques et artistiques.
« J’ai à peine vaguement mentionné, Monsieur, un objet d’étude que je considère absolument primordial pour la danse ; à savoir l’anatomie qui est liée à cet art. Mon travail étant didactique, je dois soigneusement examiner tous les éléments qui contribuent au développement de la danse, en m’assurant que les principes sont démontrés clairement, pour faciliter leur application.
Cette connaissance est très utile, car la beauté et l’harmonie de la danse dépendent essentiellement de la flexibilité et de la simplicité des mouvements et des articulations – elles déterminent tellement la justesse de la posture, le mouvement des jambes et la position des bras.
Sans elles, rien ne peut être créé dans l’art de la danse : la tête en particulier ne peut avoir d’inflexions plaisantes ni de contraste avec la position du corps. C’est l’étude de cette union et de cette harmonie qui constitue les principes fondamentaux de la danse.
Cette harmonie donne à cet art l’aide et les ressources qui manquaient jusqu’à présent, car l’artiste n’en comprenait pas l’utilité, ou ne tenait pas compte de la durée de sa carrière. Des principes constants tirés de la nature en seront éventuellement distillés, des règles qui n’étaient jusqu’à présent vagues et incertaines… »
Du chapitre « Connaissance nécessaire de l’anatomie pour un maître de ballet » de Lettres sur la Danse et Les Ballets (1760)
De nos jours en France, l’analyse fonctionnelle du corps dans le mouvement dansé (AFCMD) est présente dans certains programmes d’entraînement pour les danseurs, mais apparaît en général tard au cours du programme ; les formateurs en AFCMD passent alors plus de temps à corriger les mouvements plutôt qu’apporter une aide dans le développement des gestes et mouvements. L’AFCMD n’est pas encore facile d’accès dans le cadre des programmes de formation pour les musiciens.
Toutefois, la nouvelle génération de chorégraphes, de professeurs de danse et de musique a bénéficié d’une formation à la connaissance de l’anatomie fonctionnelle et des outils de l’AFCMD. Ces professeurs travaillent plus aisément en partenariat avec des formateurs en AFCMD pour intégrer de manière plus précoce les outils dans leur danse ou leur musique, et dans la formation de leurs élèves.
L’objectif de l’AFCMD est d’« ajuster » le corps pour un but spécifique, pour créer des gestes et des mouvements artistiques aussi bien que techniques, afin de faire progresser, de maintenir ou de rétablir la santé physique et mentale des danseurs et des musiciens.
Tout comme les cordes dans un orchestre sont accordées avant de commencer à jouer, il est important que le danseur ajuste certaines parties de son corps pour que sa manière de danser reflète les qualités et les expressions requises pour sa prestation.
Il est également important qu’un musicien adapte certaines parties de son corps à son instrument, afin que les traits musicaux et expressions écrites sur la partition, ou indiquées par le chef d’orchestre, puissent être restitués au moment de sa prestation.
Les danseurs exécutent leur art avec leur corps, tandis que les musiciens créent et gèrent une relation entre leur corps et leur instrument. Le corps d’un musicien et d’un danseur se transforme du premier au dernier jour de leur vie en fonction des entraînements, des formations, des désirs, des plaisirs, des motivations et opportunités, qui à leur tour dépendent de leurs difficultés, de leurs sentiments, de leur conscience, de leur travail et de leur relation avec eux-mêmes, avec autrui et avec leur environnement.
L’état d’esprit et l’état du corps et des danseurs et des musiciens change à toute heure, d’une représentation ou d’une scène à une autre, ceci dépend de leur humeur et d’autres facteurs : mais le niveau de qualité de la prestation artistique doit demeurer stable.
Travailler et s’entraîner quand les mouvements des danseurs et musiciens sont « fixes » peut raidir leurs mouvements ; travailler et s’entraîner en rétablissant la flexibilité et l’adaptabilité des mouvements du corps permet aux danseurs et aux musiciens d’améliorer la qualité de leurs mouvements en fonction de ce qui leur est demandé.
En tant qu’analystes de l’AFCMD, notre travail consiste à aider les danseurs et les musiciens à construire, ou à reconstruire, la disponibilité et l’adaptabilité de différentes parties du corps. Ceci afin de rétablir la fluidité du mouvement et pour qu’ils puissent organiser, ou réorganiser, la capacité articulaire (liée aux joints) et myofasciale (des tissus situés autour des muscles) pour permettre des mouvements spontanés et des processus mentaux qui confèrent les qualités d’un mouvement spécifique nécessaire à l’expression de leur art.
Comme l’écrit Michel Bernard, « Vivre avec son propre corps, ce n’est pas seulement le contrôler ou en raffermir la puissance, mais c’est aussi en découvrir la servitude et en reconnaître les faiblesses. »
Les danseurs et les musiciens sont-ils conscients de la servitude et des faiblesses qui leur sont imposées par leur corps dans la vie quotidienne, ainsi que par leur contrôle (ou manque de contrôle) d’un mouvement ?
Il est parfois difficile de déterminer si ce sont eux qui imposent, volontairement ou involontairement, des contraintes à leur corps, ou bien si c’est leur corps lui-même qui les impose. Indépendamment de leur capital génétique (c’est-à-dire, leurs capacités individuelles innées), ils mobilisent leur corps en fonction de leurs besoins dans le contexte familial, social, culturel, spatial, et dans des environnements auditifs et temporels.
Pendant les cours, les professeurs remarquent que les enfants, les adolescents et les adultes éprouvent parfois des difficultés à exécuter certains mouvements. Que peut-on faire pour aider les élèves qui éprouvent ces difficultés ?
Hubert Godard écrit, « le défi du professeur consiste à découvrir les processus impliqués dans un geste ou un mouvement. »
Notre rôle en tant qu’analyste de l’AFCMD est de fournir des indices et des réponses aux professeurs de musique et de danse, aux élèves et aux professionnels, pour qu’ils puissent acquérir une meilleure compréhension des éléments qui « manquent » dans leurs mouvements. Il est également important d’indiquer quels sont les points forts de leurs mouvements, car en les ciblant, il est possible de consolider et de transformer les points faibles.
Avec une lecture correcte des mouvements, on observe et analyse le processus physique dans un certain environnement, à un moment déterminé, tenant compte de toutes les caractéristiques de cet environnement et non pas en considérant la personne en question comme le sujet. Notre lecture est toujours subjective. C’est notre perception de l’autre personne en relation avec le monde que nous décrivons. Il est important que notre perception change et évolue pour que notre lecture puisse également changer, se transformer et évoluer.
En fonction des éléments observés au cours de la démonstration faite par un étudiant, nous l’aiderons à modifier ses perceptions :
>> De lui-même (selon ce qu’il regarde, écoute ou comprend ; ce qu’il mémorise ; ce qu’il transmet ou fait passer comme message à son cerveau et à son corps ; ce qu’il ressent ; ce qu’il fait ; quelle est la séquence de mouvement et la cohérence avec ce qu’on lui demande)
>> Le temps
>> Les accentuations
>> Les autres (les danseurs autour de lui, le groupe ou l’orchestre, le chef d’orchestre, etc.)
>> L’environnement (espace étendu ou réduit, présence ou absence de public, volume sonore, froideur, en extérieur ou en intérieur…)
Modifier la relation vis-à-vis d’un des éléments énumérés ci-dessus est susceptible de changer les intentions liées au mouvement et le mouvement lui-même.
De cette façon, nous sommes en mesure d’aider le danseur ou le musicien à se connecter à leur cerveau d’une manière différente : ceux-ci peuvent activer ou inhiber les circuits neurologiques, et par là même transmettre des messages différemment de leur cerveau à leur corps.
Exactement comme l’ont écrit Antoine de La Garanderie et Gérard Arquié dans l’ouvrage Réussir, ça s’apprend, « En faisant référence à une pensée, on peut dire qu’elle n’est pas d’utilité à son objet, mais pas qu’elle est mauvaise » « je préfère dire à la personne avec qui je travaille, non pas qu’un mouvement est mauvais, mais plutôt qu’il n’est pas adapté au besoin que l’on a. La personne sait qu’elle a la capacité de faire une chose bien, mais si la manière choisie pour exécuter un mouvement n’est pas appropriée à ce dernier, il est alors nécessaire de procéder à des ajustements pour que méthode et mouvement coïncident.
Lorsqu’un étudiant sait ce qui fonctionne correctement et ce qui doit encore être corrigé, sa relation vis-à-vis du travail qui doit être fait pour parvenir au but qu’il souhaite atteindre change. Lorsqu’il travaille afin de renforcer l’élément faible, pour réintroduire un élément manquant ou transformer un élément de leur mouvement, un étudiant remarque rapidement l’amélioration de ce sur quoi ils travaillent. Il construit sa confiance en lui-même et renforce sa motivation à accomplir des progrès. Comme un étudiant connaît de façon plus précise ce qui est adéquat vis-à-vis de son mouvement, comme il sait qu’il est en mesure de changer, compte tenu du fait qu’il sait comment transformer son mouvement pour le rendre approprié, il peut plus facilement devenir son propre « chercheur », qui sait ce qu’il ne veut plus, ce qu’il recherche et ce qu’il doit faire pour y parvenir.
Le processus est davantage centré sur « la manière de tendre vers l’objectif » que sur l’objectif en lui-même, et le formateur en AFCMD observe spécifiquement le mouvement dansé ou le geste musical entrepris par l’étudiant ou l’artiste. Regarder le mouvement de près est la spécialité du formateur en AFCMD. Que faut-il regarder, de quelle façon et dans quel but ?
Il existe plusieurs niveaux de lecture et d’interprétation du mouvement.
La lecture peut être cinématique : c’est une lecture par l’image et par la forme (c’est-à-dire la position des trois parties du corps que sont la tête, la cage thoracique et le bassin, en référence à la ligne imaginée par le biais de la gravité, ou à la position de la main vis-à-vis du coude).
La lecture peut-être dynamique : entreprendre ce type de lecture est difficile, parce qu’il faut pour ce faire comprendre les points de force et leurs effets. C’est comme « la vie lue dans une forme ».
La lecture pouvant être faite est celle du pré-mouvement, son « fil conducteur ». Quelle est l’intention qui met en œuvre des points de force, quelles modifications de tension accompagnent l’anticipation du mouvement ?
Lorsque nous observons le mouvement d’une personne, nous nous reposons sur un certain nombre de paramètres, qui facilitent et mettent en forme la lecture et l’interprétation du mouvement, afin de nous aider à tenter d’observer les éléments au sein de ce mouvement, et la façon dont ceux-ci coexistent.
Il existe quelques paramètres et quelques points de référence pour lire les mouvements :
>> la qualité du soutien et de la direction d’un mouvement ;
>> la fluidité ;
>> la façon de transférer le poids ;
>> la qualité de la respiration ;
>> la chronologie des actions ;
>> la vitesse et le flux des segments corporels ;
>> la coordination des différentes parties du corps (bras/buste et buste/bras, yeux/doigts, mains/épaules) ;
>> les relations entre certains muscles qui se contractent et s’opposent (qui sont en conflit) ;
>> l’intention ;
>> l’anticipation
>> la cohérence entre la « demande » et la « réalisation » de la séquence de mouvement ;
>> l’interprétation d’un personnage ;
>> le rapport à l’espace ;
>> le rapport à la musique ;
>> le rapport avec les autres.
Afin d’apporter un soutien à un étudiant dans la modification de ses mouvements, il est important pour lui de disposer d’un peu de compréhension théorique, et également d’être guidé pour qu’il prenne davantage conscience des sensations produites par des mouvements spécifiques. L’objectif est de réveiller les capteurs dans des zones spécifiques du corps, et de remarquer quelles informations atteignent la conscience. Parvenir à l’éveil d’une zone peut se faire par le toucher, en vue de localiser cette dernière et de sentir son fonctionnement. Si la zone est facile à ressentir et fluide, je demande à l’étudiant de retrouver une sensation similaire dans un mouvement qu’il exécute lui-même. Il s’agit d’un acte « d’intégration », ou de « réaffirmation », si la sensation a existé dans un autre mouvement.
Insérer le CLIP VIDÉO DE LA DÉMONSTRATION Jour 2 Analyse Fonctionnelle 22.59 à 26.56
La visualisation est également une technique utile et doit être précise, de sorte que l’intention du mouvement puisse être claire et que le mouvement corresponde à cette dernière. Si une zone n’est pas clairement visualisée, alors l’étudiant devra travailler jusqu’à sa clarification : le fait de mettre l’imaginaire à contribution peut également représenter une aide significative. Tout ce que l’étudiant fait dans la visualisation, c’est construire le chemin neurologique qu’il suivra pendant l’exécution du mouvement.
La visualisation évite le surmenage.
Afin d’intégrer le travail effectué sur une zone dans différents mouvements, vous faites refaire le mouvement à l’étudiant en intégrant ses efforts précédents. Vous vérifiez si l’étudiant sait corriger le mouvement de lui-même, de façon à le savoir en mesure d’y apporter des corrections sans la présence d’un formateur. S’il est en mesure de faire cela, l’étudiant a intégré les deux « codages » différents, et donc les différences entre les deux mouvements.
La qualité d’un geste est visible dans le mouvement lorsque celui-ci est organique : l’étudiant en danse ou en musique se sent à l’aise et éprouve un sentiment de bien-être pendant l’exécution de son mouvement. Ce « caractère organique » est atteint par le centrage de l’articulation, avec l’appui des muscles. Une chronologie des actions permet l’établissement d’une bonne relation entre les structures supérieures et inférieures du corps. Un travail efficace sur le corps s’apparente au travail d’une équipe ou d’un orchestre. La direction et la gestion sont le fait d’un chef d’orchestre (le cortex à l’origine du mouvement) ; des parties faisant office de système de transmission (le système nerveux) ; des musiciens en tant qu’exécutants (les muscles) ; et la structure orchestrale, qui maintient le tout sous forme d’un ensemble (le squelette).
Conseils de lecture
de la Garanderie, A. et Arquié, G. (1994) Réussir, ça s’apprend (Paris : Bayard)
Noverre, J.-G. (1760) Lettres sur la danse et les Ballets (Lyon : Delaroche)